LA MER LA PREMIERE FOIS
récit d'une croisière Açores-France en 1978
LA MER LA PREMIERE FOIS
Souvenirs de croisière Açores-France 1978
HORTA, île de Faïal – Açores. A mon grand regret, je n’ai pu voir de l’île que son port. Le temps manquait pour en faire la visite, et encore un contretemps imprévu (les affaires de Marc, l’un des équipiers, bloquées à Madrid) nous a permis d’y rester deux jours supplémentaires.
Horta reste pour moi un souvenir feutré, en demi-teintes, presque silencieux, et je n’en garde ni bruits, ni odeurs. Par contre les images fourmillent d’elles-mêmes et se bousculent…
Cet immense môle, que je longe pour la deuxième fois, où tant de noms sont gravés ou peints dans la pierre, certains célèbres, la plupart inconnus. Dessins naïfs ou œuvres d’art, ils se côtoient, se chevauchent, s’entre mêlent, parfois recouvrent un précédent témoignage. Eux aussi sont venus par la mer, repartis par la mer, ont aimé ce port et ce pays. Tous les récits de ces noms connus, de Slocum à Van de Wiele, disent la sauvage beauté des îles, la gentillesse de leurs habitants. Pour combien de temps encore ? …
Promenade solitaire, envie de s’échapper des autres ; de goûter mieux le pays, de recevoir des images aperçues en les approfondissant. Aujourd’hui à terre, demain la pleine mer. Le large…demain ? Instant qui passe et qui ne sera plus, plus jamais le même. Quelles heures me sont réservées ?
Le temps est toujours brumeux, empêchant de voir Pico nous dominer, mais que l’on sait présent, là, juste après le môle. Un de ces temps d’octobre français, avec la douceur de l’air en plus, qui vous enveloppe et vous sécurise. Ah quelle belle navigation nous allons faire ; que la mer me semble attirante quand la terre est accueillante, comme aujourd’hui.
Il faut faire un bon bout de chemin pour aller « en ville », passer devant les chantiers, le bâtiment des douanes. Ensuite le petit môle, auprès duquel sont nichées les baleinières, si délicatement peintes, et si fines : des barques de lac servant à la tuerie. Le harpon qui s’enfonce… la ligne qui file. L’ancestral métier tiendrait-il lieu de courage ?
Jour de fête, temps gris et joie au cœur. Depuis ce matin, Horta est prête. Les fanfares des autres îles sont toutes venues ; la sainte locale va être promenée dans les rues. Ici le profane se mêle au religieux de manière naturelle. Quelle ferveur et quelle foi émanent de ces gens simples, différents, préservés au milieu de l’océan. Les musiciens défilent lentement, s’arrêtant par moments pour attendre la suite du cortège. Puis viennent les écoles. Comme ils sont beaux, les enfants açoriens ! Leurs yeux sont aussi bleus qu’est noire la lave de leur pays. Etrange race, ou la consanguinité pourrait faire craindre les dégénérescences, et qui semble si pure. Le recueillement de la foule est réellement impressionnant. Est-ce de savoir le départ si proche qui me donne la folle envie de rester, d’en savoir plus sur ces gens attachants, de mieux les découvrir ? Rester, oui, ne rester que quelques jours encore. Ah ! si j’étais seul… Un jour, je reviendrai. ……………………………………………………………………………………………………………
Le vent a dégagé une partie du ciel, lui enlevant sa brume, amenant d’autres nuages. Le plan d’eau moutonne sous les rafales qui tombent des montagnes, et le mât vibre parfois. Le mauvais temps ? Bien sûr j’y pense ; peut-être nous attend-t-il au dehors. Mon baptême avec le large risquera d’être arrosé. Mais ne suis-je pas ici un peu pour çà ?
A mesure que le temps passe, la nervosité du reste de l’équipage me gagne. Rester plus longtemps, oui. Mais puisque je sais que ce n’est pas possible, alors partons. Est-ce l’inquiétude qui s’insinue en moi insidieusement ? Non, c’est une émotion difficile à exprimer, encore plus à maîtriser. La même que déclenchait la voix du chronométreur décomptant les secondes avant le départ, à l’époque des courses de côtes. Cette excitation des sens est pour moi le moment privilégié où rien ne s’est passé encore, mais où plus rien n’est également comme avant. Si je devais la résumer, ce serait par une pensée : « Désir de bien faire ». Mais n’est-ce pas à peu de choses près la devise qui figure en français sur le socle d’une statue, dans un jardin public d’Horta ?
Açores, Horta. Les images du début en amènent d’autres, les font ressurgir, reliées entre elles. …Port d’Horta, comment te quitter sans avoir évoqué le Café Sport, qui peut rassembler à lui tout seul toutes les nostalgies de tous les bistrots du monde ? Et Peter le patron, qui résume et personnifie les Açores et son tempérament si particulier : la gentillesse, le désintéressement surtout, devenu si rare de nos jours. …Où êtes-vous maintenant, compagnons d’escale, oiseaux de passage : anglais blond sur son fifty, gens du Galapagos, Damien et les autres ? …
Première nuit à bord du bateau. Le sommeil ne vient pas facilement. Les images défilent dans ma tête : l’avion, l’aéroport. Je me lève d’un seul bond, monte les marches de la descente et fixe, halluciné, la lumière orange et crue du pont d’un bâtiment de guerre portuguais accosté juste derrière nous. Le sommeil avait dû venir. …
Première rencontre : Marc dans l’avion qui nous amenait d’Espagne. Premiers contact avec les autres équipiers. Une bonne équipe, je crois. L’air est doux et le ciel clair. La promenade est belle pour aller en ville ;les affinités se dessinent, les plaisanteries fusent. Demain, c’est décidé, nous partons. Alors ce soir, dernier dîner à terre, avec beaucoup de beurre et de frites pour les Français, et du vin de Pico.
Faire du fuel, les dernières provisions, repérer les différentes manœuvres. Le vent souffle frais. Départ à la voile du quai. Toutes les images s’accélèrent. Nous sommes dehors. Au revoir Horta…
Plutôt agité le chenal de Faïal, et les premiers contacts avec la barre à roue sont vraiment…déroutants ! Beau sillage en dents de scie à cette allure de largue. De toutes manières, mes petits camarades semblent avoir les mêmes problèmes – sauf Michael et Philippe qui arrivent des Antilles – ce qui nous vaut notre première leçon de travaux pratiques par Raymond, notre skipper : - Tout en douceur… Moins vous la tournez, mieux ça se passe.
Ses yeux si bleus, délavés de toute l’eau de tous les embruns reçus au cours de ses années de bourlingue, ses yeux si souvent rieurs se sont fait graves. Sa bouche détache posément les mots, un par un, ainsi qu’il le fait chaque fois qu’il explique. Chercher à faire comprendre, aujourd’hui à nous, demain à d’autres ; sa passion de l’enseignement ne peut être dissociée de son amour de la mer. Raymond sans bateau ? Impensable, mais bateau sans élèves également.
Faïal se dilue dans le crépuscule ; Pico se montre enfin, pour un adieu, un signe de tête, le corps noyé dans les nuages. Les restes du repas pris dans le cockpit partent à la mer. Le barreur reste seul dehors ; la nuit nous enveloppe : première nuit en mer… Essayer de dormir… Prise de quart à deux heures.
Elie fait équipe avec moi. L’informaticien suisse né en Grèce, à la peau mate d’oriental, fixe intensément la rose du compas, masquée à moitié par la petite coupole de cuivre. Il a laissé pour un temps ses boîtes de lait Nestlé, mais gardé son accent.
Plus de vent. Nous glissons dans la phosphorescence à même pas un nœud. Inlassablement, les phares de Graciosa et Sao Jorge se répondent. Magie de la nuit. Douceur et calme. Ces soufflements discrets, ces traînées de lueurs verdâtres autour de la coque : nos premiers dauphins qui nous rendent visite. L’impression de dépaysement est alors totale : marsouins et douceur de l’air, quart de nuit et feux inconnus ; jolis moments d’émotion à retenir son souffle
Avec l’aube le vent est revenu, et nous nous permettons un changement de voiles d’avant. Graciosa commence à s’estomper dans une brume légère, Terceira se distingue loin sur tribord. Le large est devant nous, le vrai, celui qui ne nous fera plus voir de terre avant une douzaine de jours. Terceira, dernière vision des Açores…
L’air du large, qui gonfle la poitrine et les voiles du bateau, est là, et bien là. Largue, force 5 à 6, bleu profond et blancs moutons, ciel clair et soleil ardent. Mon Dieu que la navigation est jolie ! Je resterai ainsi toute la matinée à savourer mon plaisir, allongé sur la plage arrière, ma guitare entre les bras. ……………………………………………………………………………………………………
………. Quart de nuit, paupières lourdes et mal au crâne, qui s’amplifie. Que les heures sont longues ! Cette angine que je traîne depuis plusieurs jours, et que j’ai essayé d’ignorer depuis mon départ, ce mal qui me fait grimacer pour déglutir a gagné. Les heures passent, sans que je puisse trouver le sommeil, rythmées par le changement de quarts auxquels je ne participe plus, brûlant de fièvre.
Les jours passent ; un, deux, trois, quatre… Alors, allongé sur la couchette, ne me levant que pour avaler le bol de bouillon préparé par Raymond, je me demande ce que je suis bien venu foutre ici, et je me prends à détester cette vie en mer que j’aurais tant voulu aimer, à vouloir échanger n’importe quoi contre l’arrêt de cette navigation au près, bateau tapant dans les vagues. -
Tu comprends, dis-je à Marc, rien de ce que j’aime dans le bateau, je ne le retrouve en ce moment. Mais bien sûr, comment pourrait-il comprendre, lui qui est en bonne santé, et pour qui quart rime avec barre, repos avec dodo ?
Le vent siffle et souffle avec force en haut. Il fait nuit ; « Similou » fonce en aveugle et tape violemment dans chaque creux. Très soudainement, un fort coup de gîte ; la barre anti-roulis ne m’a retenu qu’à grand’peine. J’entends le barreur dire : « celle-là, je n’ai pas pu l’éviter ».
Un des gars traverse le carré, revient en tirant un sac à voile : Raymond a décidé de mettre le tourmentin. Et tout-à-coup, changement total, pour la même force de vent et de mer : le bateau est à la cape, et ne subsiste plus qu’un léger balancement ; même la voix des éléments semble s’être calmée.
De touts ces jours et ces nuits passées en bas, de ce brouillard confus de souvenirs enfiévrés me reste l’impression d’un mauvais rêve. Et puis doucement, j’ai repris ma place au sein de l’équipe. D’abord les quarts de jour, puis ceux de nuit. La croisière continuait.
Quarts de jour, à la barre, détendu, avec rien que la mer autour, cette visibilité sans limites, et une route à faire si petite, si étroite, qu’elle oblige l’œil à regarder le compas toutes les minutes.
Quarts de nuit, sans tendus, mots murmurés, lampe vite éteinte, carrés de chocolat au goût si savoureux. Il fait froid, et nous n’allons dehors qu’avec les cirés pas dessus les pulls et vestes, et de grosses moufles pour barrer. Où est la réalité d’un temps alizéen, rêvé depuis longtemps, et symbolisant pour moi cette traversée ? Brises folâtres, vents debouts, froidure d’automne. Non décidément, l’Atlantique à cette latitude ne peut jouer les tropiques.
Jour après jour, nous gagnons dans l’Est, et la route s’allonge sur la carte. Sextant, instrument magique. L’initiation est accomplie, et je tutoie maintenant le soleil, capable de ma situer dans l’univers liquide qui nous entoure. Impression visuelle d’être toujours au même endroit sur ce tapis mouvant, démentie par ces points portés sur la carte.
Les brises folles que nous recevons sur l’étrave nous obligent à tirer de longs bords, et le moment du point un souvent décevant au vu de cette couture en zigzag tracée sur le papier. La Corogne est sur tribord, à une centaine de milles. Rêve d’escale qui passe… Là aussi, revenir un jour, seul ; pouvoir décider de la poursuite ou de l’arrêt, pointer le nez du bateau vers où bon me semble, porter sur la carte les points nés de mes décisions. Patience… « Avant d’être capitaine », dit le proverbe. Je sais maintenant que tout est possible, si je le veux, et quand je le pourrai. …………………………………………………………………………………………………………….
Dernier quart de nuit. Nous allons voir la terre, la TERRE, aujourd’hui. Pour le moment, nous distinguons à peine l’avant du bateau, noyé dans un rideau de pluie dense. Pluie et vent, grondement sourd : l’orage est proche.
A quatre pattes, je progresse vers l’avant. A l’écubier, bien arrosé par les paquets de mer lancés à l’horizontale, je tire une bonne longueur de chaîne et reviens la frapper au pied d’un hauban, le reste pendant à l’eau : le mât servant de paratonnerre, la continuité du fer permet ainsi la « mise à l’eau » de la foudre… en théorie ! Je préférerais ne pas avoir à vérifier de visu. Une arrivée, ça s’arrose ! C’est trempé que je regagne le cockpit où Elie, ruisselant et stoïque, s’emploie à négocier les plus fortes vagues.
Et puis, comme toujours, après la pluie vient le beau temps. Et aux premières lueurs du jour, nous restons avec le quart montant, ne voulant pas laisser passer le moment où nous apercevrons la terre.
Et après le beau temps vient … la brume ! Depuis avant-hier, la gonio étant en panne, seule l’estime nous permet de nous situer vers l’île d’Yeu. Alors nous sommes tous sur le pont, sens tendus, les yeux rivés sur un horizon imaginaire, barré à un demi-mille par cette nappe d’ouate qui nous enveloppe dans son cocon. Le bateau à peine gîté se fraye un chemin par un vent léger. Quel contraste entre le calme des éléments et la tension que nous ressentons !
C’est au début très imprécis, une espèce d’aura sombre qui tranche sur la grisaille ambiante. Et puis, très vite, se dévoile la haute stature du phare des Chiens Perrins, la pointe nord-ouest de l’Ile. Intense émotion, joie explosée. Nous avons réussi un atterrissage parfait.
Nous voyons la terre pour la première fois depuis quatorze jours, depuis Terceira des Açores. Nous avons tendu le fil de notre route entre deux îles… Et cette vision, sortie de la brume à cet instant précis, tient pour moi de la magie ; tant il est vrai qu’en mer je ressentais l’impression d’être parti de nulle part pour arriver nulle part, d’être hors du temps et de l’espace… L’immatérialité, c’est peut-être la mer ? Que pourrais-je souhaiter d’autre qu’y retourner ?
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